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TRIBUNE - Le Nouvel Obs

Drogues : réformer pour en finir avec une politique ubuesque

Par Bertrand Lebeau Leibovici - Médecin addictologue

Drogues : réformer pour en finir avec une politique ubuesque

Par Bertrand Lebeau Leibovici - Médecin addictologue

Publié le 28 mars 2024 à 12h00

Plutôt que d’engager des opérations « places nettes » sans efficacité, la France devrait débattre d’une légalisation du cannabis et approfondir sa politique de prévention et de réduction des risques, selon le docteur Bertrand Lebeau Leibovici.

Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

Tandis que la France se lance dans les opérations « Place nette XXL », l’Allemagne légalise le cannabis à usage récréatif accentuant encore le fossé qui sépare désormais les deux pays. Et de nombreux voisins comme les Pays-Bas, la Suisse ou l’Espagne pourraient suivre l’exemple allemand, accentuant la solitude française. Signalons à ce propos que, contrairement à une légende tenace, les Pays-Bas n’ont jamais légalisé le cannabis et que les fameux « coffee shops » sont une tolérance, dont le seul but est de faire en sorte que des personnes qui veulent en consommer ne se voient pas proposer d’autres drogues plus dangereuses. Le cannabis qui entre dans les coffee shops par la porte de derrière est issu du marché clandestin : c’est le « back door problem » qui existe depuis qu’en 1976 les Pays-Bas ont décidé d’accorder « une faible priorité » à la question du cannabis pour des raisons de santé publique. Aucun des pays qui ont légalisé le cannabis n’est revenu en arrière. Ni l’Uruguay (en 2013), ni le Canada (en 2018), ni les plus de vingt-cinq Etats des Etats-Unis qui ont franchi le pas n’ont abandonné leur ambition d’abolir la prohibition du cannabis et d’en légaliser la production, la vente et l’achat.

On ne compte plus les rapports français – de celui du Conseil d’Analyse économique en 2019 à celui du Conseil économique social et environnemental en 2023 en passant par la mission d’information de l’Assemblée nationale en 2021 – qui plaident pour une légalisation du cannabis. Mais rien n’y fait. Quant au cannabis à usage thérapeutique, chez nous il peut attendre : contrairement à la plupart de ses voisins, la France ne dispose toujours pas, en 2024, d’un cadre légal pour la prescription de cannabinoïdes. Et les prétextes abondent pour retarder une expérimentation qui traîne en longueur.

Concentrer la répression sur les groupes violents

Certes, le cannabis est loin d’être la seule substance présente sur le marché clandestin, et sa légalisation n’est pas une baguette magique. Le trafic de drogues n’a pas changé de nature, mais il est beaucoup plus violent et utilise larga manu l’arme de la corruption : il s’est « mexicanisé ». Désormais, en Europe continentale, les groupes criminels font usage d’armes de guerre, recrutent de jeunes mineurs qui acceptent de devenir tueurs à gages pour quelques milliers d’euros, tandis que les règlements de compte se multiplient. Comme sur le port d’Anvers devenu, avant Rotterdam, le premier point d’arrivée de la cocaïne en Europe. En France, on compte les morts et les balles perdues sur certains des quatre mille points de deal que compterait le territoire.

La France devrait concentrer la répression sur les groupes criminels violents, les nuisances provoquées par les lieux de deals sur les riverains, les donneurs d’ordres vivant à Dubaï ou dormant en prison. Elle devrait lutter farouchement contre les paradis fiscaux, dont la seule existence est une injure à la lutte contre des drogues dangereuses comme le fentanyl (Commission globale de politique en matière de drogues : « L’application des lois sur les drogues, viser les responsables du crime organisé », 2020). Un tel travail est plus difficile et beaucoup moins spectaculaire que les opérations « place nette ». L’impuissance des Etats-Unis à interrompre le flux de précurseurs du fentanyl venu de Chine vers les cartels mexicains en est une preuve accablante. Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin veut à présent élargir les contrôles de dépistage de drogues illicites sur la voie publique. Une mesure assez logique pour celui qui affirme qu’il n’y aurait pas de trafiquants s’il n’y avait pas de consommateurs. Voilà qui fait écho au « S’il n’y avait pas de Pologne, il n’y aurait pas de Polonais ! » du Père Ubu (1896) [personnage créé par Alfred Jarry, NDLR]. Plutôt que de remonter les filières, le ministre de l’Intérieur veut les redescendre… Telles sont les réponses ubuesques du gouvernement français, quand on aurait besoin de politiques spécifiques pour le cannabis, les psychédéliques, les stimulants ou les opioïdes.

Pour une profonde réforme des politiques

On a longtemps dit : « Changeons les pratiques ! Il sera bien temps de changer la loi ! » Grâce à la mobilisation des acteurs et malgré la loi de 1970, les choses ont, en effet, bougé sous les coups de boutoir du sida dans les années 1980 et 1990 : accès aux seringues propres après le décret Barzach de 1987, traitements de substitution par méthadone et buprénorphine pour les héroïnomanes, associations d’usagers de drogues, analyse des substances issues du marché clandestin afin que les usagers évitent les produits les plus frelatés. Le tabac et l’alcool, certes légaux, ont enfin été considérés comme des drogues. Cette politique de réduction des risques et des dommages a donné de remarquables résultats même si, trop souvent, l’opinion publique l’ignore. Mais on ne peut plus se contenter de cela.

Il faut repenser la prévention, le soin et la lutte contre le trafic. Il faut approfondir la réduction des risques et répondre à de redoutables menaces comme le montre la terrible crise américaine des opioïdes, qui pourrait un jour toucher l’Europe. Et l’accès aux Nouveaux Produits de Synthèse (NPS) sur internet soulève des questions inédites. Bref, nous n’avons jamais eu autant besoin d’un grand débat, qui se nourrisse tant des acquis de la science que des avancées d’autres pays, à commencer par notre voisin la Suisse. Il devra faire progresser la santé publique, impliquer les usagers de drogues (« Rien pour eux sans eux ! ») et répondre aux défis de notre temps, en commençant par le cannabis. Plus d’un demi-siècle après la loi du 31 décembre 1970, préparons les conditions d’une profonde réforme des politiques de drogues en France. Elle fera avancer toute l’Europe.

Voir en ligne : Pour lire l’article original sur le site Le Nouvel Obs

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