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Maroc : Raid destructeur sur le kif

Trois hélicos ont déversé des herbicides sur des plantations de cannabis le 29 juin dernier. Mais si le kif a été carbonisé, c’est désormais toute une population qui est privée de moyens de subsistance.

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Boulizem, dans la commune de Beni Ahmed Charquia, c’est un peu le bout du monde. En partant de Chefchaouen, le douar est accessible par une nouvelle route, déjà dans un état de délabrement avancé, et de mauvaises pistes. Les sept derniers kilomètres sont terribles, même en 4x4 : une sorte de sentier pierreux amélioré, plus adapté aux sabots des mules qu’aux pneus d’une Land Rover. Avant d’accéder au douar, il faut faire une pause pour abreuver le véhicule en essence de contrebande dans un village misérable et poussiéreux, véritable bidonville rural : ici on plante le cannabis depuis peu et les paysans n’ont pas encore engrangé assez de dirhams pour construire en dur à côté de leurs bicoques en tôle. Enfin, au détour d’un virage, la cuvette de Boulizem apparaît telle une oasis vert tendre au creux d’une vallée aride. Sauf que le tapis vert des plants de kif est parsemé d’impressionnantes taches brunes comme si la moitié du douar avait brûlé… Nous sommes arrivés à destination après deux heures et demie de « route ». A d’autres, il aura suffi de quelques minutes en hélicoptère.


Apocalypse now sur le douar

Ce mardi 29 juin, trois engins décollent d’un terrain de foot transformé en héliport près de Bab Taza. Vers 13 heures, ils survolent le douar perdu et piquent du nez vers les cultures pour asperger le sol d’une substance blanche. Dans le village, c’est la panique. Les femmes crient, les enfants qui n’ont jamais vu d’hélicoptère de leur vie se mettent à pleurer. Une vidéo réalisée par un habitant ce jour-là et que vous pouvez retrouver sur www.actuel.ma résume bien l’ambiance presque Apocalypse now, sans le napalm : le survol en rase-mottes des hélicos, le bruit des hélices, le lâcher de pesticides sur les champs et les hommes qui invoquent le prophète en fond sonore…


Le mardi noir de Beni Ahmed Charquia

Ce jour-là, comme chaque mardi, la plupart des paysans se sont rendus au souk. Zakaria [1], lui, est resté. Alors qu’il s’est assoupi dans une cabane, il est réveillé par le vacarme assourdissant des rotors. Le cultivateur se précipite alors à l’extérieur… avant de s’écrouler. Un hélicoptère vient de l’arroser d’herbicide. Choqué, il restera prostré trois jours, incapable de se relever. Deux semaines plus tard,

Zakaria ne parvient toujours pas à raconter son calvaire. « Le mal est dans le cœur », se contente-t-il de nous dire d’un air désolé.

A Boulizem, les paysans sont tous sous le choc et ne sont guère plus prolixes. Une catastrophe (sur)naturelle s’est abattue sur le village et il n’y a pas de cellule psychologique pour soutenir des habitants complètement anéantis. Après nous avoir montré ses champs calcinés et son potager brûlé, Ahmed éclate en sanglots. L’attaque ne l’a pas seulement privé de sa source de revenus mais aussi de tous ses moyens de subsistance : sans ses tomates, ses vignes, ses olives, Ahmed ne sait pas comment il va nourrir sa famille cet hiver.

« On appelle ce mardi, la journée noire », raconte Abdallah Madani, président de l’association de développement de Beni Ahmed Charquia. « Presque toutes les cultures ont été touchées dans le village et ce qui est encore débout est en train de crever », dit-il en nous montrant des plants de cannabis dont les feuilles touchées par le pesticide sont devenues jaunes.

Les champs de pastèques comme les figuiers ont été carbonisés sans discernement par la pluie chimique. Mais il y a peut-être plus grave. Aujourd’hui, des enfants se baignent dans l’oued qui a été touché par les pesticides. Et Abdekalder, un paysan qui arbore le regard terriblement dur de ceux qui ont tout perdu, tient à nous montrer son puits à ciel ouvert… au centre d’une zone douchée par un hélicoptère. Et quand on lui demande comment il va nourrir ses cinq enfants, il n’a qu’une formule à l’esprit : « Dieu seul sait ce qu’on va devenir ! »

Son père, le vieil Abdellatif est plus bavard. Il dit qu’il voudrait demander des indemnités pour les figuiers et les oliviers détruits. Mais il ne sait pas à qui s’adresser ; et quand il a commencé à réclamer, on lui a répondu « Sed foumek », dit-il en mimant le geste de ses doigts sur sa bouche…

La loi du silence et la peur des représailles n’empêchent pas ces paysans de se confier. Ils savent bien qu’ils sont en tort mais ne comprennent pas pourquoi ils sont visés alors que les puissants barons de Bab Berred ou de Ketama continuent de prospérer. Ils voudraient au moins qu’on leur permette aujourd’hui de survivre. 1 500 habitants sont désormais privés de tout moyen de subsistance et soumis à des risques sanitaires. Mais visiblement tout le monde s’en fout.

Deux semaines après la « journée noire », nous étions les premiers à visiter le village. Pas un agronome n’est venu constater les dégâts et conseiller les paysans ; pas un médecin n’est venu consulter les personnes contaminées ; pas une ONG n’a protesté… Seul le PAM s’est fendu d’un timide communiqué regrettant les moyens employés.

Double peine pour les paysans

Certes la cause des cultivateurs de kif n’est pas l’une des plus populaires à défendre dans le Royaume. Mais les méthodes employées pour les faire renoncer à cette culture semblent totalement disproportionnées. Un paysan qui cultive le kif sait qu’il risque des années de prison. Mais la punition est beaucoup plus lourde quand on s’attaque à la terre avec des pratiques qui sont tout sauf écologiques (voir page 17). La répression ressemble singulièrement à une double peine ; et les premières victimes collatérales de ces bombardements chimiques – qui n’ont rien de chirurgicaux – sont les familles.

L’épandage aérien est un mode opératoire nouveau au Maroc. Le premier « raid » a eu lieu l’année dernière. Relatées par Tel Quel en septembre 2009, des opérations de pulvérisation d’herbicide au sol par des ouvriers armés de réservoirs portatifs ont été menées pour éradiquer le kif dans la région de Taounate. Mais habituellement, les autorités se contentent d’éradiquer les plantations à la faucille, à la tronçonneuse ou au tracteur. Ces méthodes « douces » facilitent aussi bien sûr les arrangements…

Le drame de l’histoire, c’est que les paysans de cette région n’ont pas réellement d’alternatives. Sans cet or vert, les Rifains vivraient dans une misère noire. La région est l’une des plus densément peuplées du pays (124 habitants au kilomètre carré contre 37 en moyenne dans le Royaume) et les terres y sont parmi les plus ingrates : relief accidenté, sols pauvres, précipitations aléatoires et une irrigation balbutiante… Rien ne pousse bien ici, sauf le kif ! Abdallah Madani, président de l’association de développement de Beni Ahmed Charquia résume la situation : « Cette année, le blé a eu un très mauvais rendement. Les oliviers et les figuiers ne servent qu’à la consommation personnelle. Ici, le cannabis est la seule source stable de revenus… »

Après les émeutes, les hélicos

Pourtant cette culture dégrade aussi les sols, mais elle a permis – même si l’écrasante majorité des revenus qu’elle génère finit dans les poches des barons et des trafiquants européens – la relative prospérité d’une région déshéritée… Il y a trente ans, entre Bab Taza et Beni Ahmed Charquia, la spécialité locale, ce n’était pas le kif mais les poux et la galle. L’échec des cultures de substitution, la corruption des policiers et la pression internationale ont provoqué une escalade dans la stratégie de répression. Après les émeutes de Bab Berred, les autorités semblent avoir choisi de frapper l’imagination en s’attaquant à des zones isolées (il y a moins de risques de révoltes) avec des moyens spectaculaires. Comme le note un observateur averti de la région : « Utiliser des hélicoptères, c’est montrer que l’Etat a la maîtrise du ciel. C’est du domaine de la symbolique. »

Mais les produits utilisés sont tout sauf symboliques. On ignore encore quel pesticide a été employé et nos demandes en ce sens au ministère de l’Intérieur sont à ce jour restées sans réponse. Il est possible, selon des spécialistes contactés, qu’il s’agisse du Roundup, un herbicide qui a déjà été utilisé par aspersion aérienne pour détruire les champs de coca en Colombie. Ce produit est contesté par des scientifiques pour ses effets secondaires potentiellement nocifs. Mais quel que soit le pesticide utilisé, il n’a pas contaminé que le kif. En voulant s’attaquer à des cultures illégales avec des moyens néfastes pour la santé des populations, les autorités adoptent à leur tour un comportement immoral et dangereux.

Éric Le Braz, photos Brahim Taougar


« C’est un crime contre l’humanité »

Le professeur Belpomme a révélé un empoisonnement aux herbicides aux Antilles en 2004. Il est devenu depuis un spécialiste des risques sanitaires liés à l’emploi de produits chimiques sur les terres agricoles.

ACTUEL. Y a-t-il des herbicides chimiques sans danger pour l’homme ?

DOMINIQUE BELPOMME. Je n’en connais pas. Je ne connais pas de pesticides sans risque pour la faune, la flore et la santé humaine. Par définition, d’ailleurs, un pesticide entre dans le cadre des biocides, du latin « qui tue la vie ». Les herbicides, raticides, fongicides, insecticides, etc. sont tous des pesticides, un terme qui étymologiquement veut dire « qui supprime la peste ». Les premiers pesticides chimiques ont été créés dans les années 30, profitant de la recherche sur les armes chimiques durant la Première Guerre mondiale. Les industriels les ont baptisés du nom politiquement correct de « produits phytosanitaires ». Les plus dangereux étaient les organochlorés (aujourd’hui interdits), puis il y a eu les organophosphorés et maintenant d’autres dont on ne connaît pas encore tous les effets secondaires, comme le Roundup, à base de glyphosate.

Quelles peuvent être les conséquences des épandages aériens de pesticides qui ont lieu dans le Rif ?

C’est scandaleux, inacceptable ! Il y a d’abord les conséquences sanitaires. Cela va contaminer les habitants, même ceux qui ne se trouvaient pas directement dans la zone visée. En effet, les neuf dixièmes du produit restent dans l’air. Puis cela va contaminer les eaux (les puits, l’oued), sachant que certains pesticides ont une rémanence de près de 100 ans. Dans le cas du Roundup, il n’y a aucun moyen de le dégrader. Ainsi, l’herbicide va également contaminer les sols, les rendant infertiles. En tuant les bactéries, les champignons, les insectes, les vers qui fabriquent l’humus, il stérilise les sols. L’abus de pesticides est un véritable crime contre l’humanité.

Propos recueillis par A.C.



Interview de Abdallah Eljout

Elu PAM dans la commune de Bab Berred


« Arrêtons de stigmatiser le paysan rifain ! »

Abdallah Eljout recentre le débat. Rencontré à Rabat, ce diplômé de Sciences Po propose une analyse fine des enjeux du kif dans une zone où il est cultivé depuis cinq générations…

L’utilisation des hélicoptères le 29 juin 2010 annonce-t-elle une nouvelle forme de lutte contre le kif ?

Les hélicoptères qui arrosent les champs de kif par des produits chimiques alors que les douars sont habités, c’est préoccupant, et ce n’est pas une bonne idée...

Avec les opérations à Bab Berred puis à Beni Ahmed Charquia, est-ce que la repression ne se focalise pas sur les petits producteurs ?

ABDALLAH ELJOUT : Les deux faits sont différents, cependant dans l’explication du problème du kif, nous héritons d’une vision tronquée, car les études faites sur commande par une association au profit de l’agence du Nord manquent de pertinence. Cette association avait l’habitude de travailler avec les agriculteurs du Gharb, mais le kif n’est pas le blé ! En sciences sociales, le choix des indicateurs de mesure conditionnent les résultats trouvés, alors en se focalisant plus sur la surface totale annuelle cultivée, on a surdéterminé la dimension paysanne du problème, et, plus grave, on a occulté les autres acteurs. La question essentielle est : A qui profite le kif ? La monographie sur commande n’a pas vocation à répondre à cette question.

La stigmatisation, voire la diabolisation du paysan rifain, est une idée simpliste, parce que la visibilité sociale de ce dernier, permet aux autres protagonistes autrement plus futés de continuer à faire de bonnes affaires. Il est temps donc de changer de paradigme pour forger un modèle de lutte davantage centré sur les flux financiers. Le kif est un phénomène complexe, car il est à la fois une culture vivrière – c’est sur ce point qu’a insisté le plus l’Agence du Nord ; mais il est aussi un commerce juteux déjà mondialisé, un modèle de réussite sociale et une activité génératrice de revenus dans des zones de relégation urbaine, y compris en Europe.

Quelles sont les nouvelles tendances en matière de lutte contre la culture du kif ?

Difficile de dessiner la trame de l’évolution des politiques de lutte, il faut noter que le contexte a changé avec trois faits majeurs : tout d’abord, la faillite des cultures de substitution, il faut privilégier les activités de service perçues comme une avancée par la population. Ensuite, on constate plus de vigueur dans l’action de l’Etat marocain pour limiter les surfaces cultivées, et aussi un intérêt perceptible pour surveiller les transporteurs et autres logisticiens ; car on assiste à une sorte de spécialisation dans « les métiers » du kif et une reconfiguration du rapport de force entre les acteurs. Enfin, l’Etat doit faire face aux nouveaux discours « légalisateurs » de plus en plus audibles qui ne manquent pas d’arguments. Les militants légalisateurs ont beau jeu de présenter le kif comme un moyen qui permet une vie « digne » en l’absence d’une alternative. Ils affirment également qu’en termes de toxicité, l’alcool est plus dangereux que le kif, et évoquent ouvertement une légalisation sous conditions.

Votre parti n’a pas toujours été contre la légalisation…

Pas si vite, il a été évoqué lors de la campagne des municipales un débat national car ceci est un sujet à débattre, les autres partis taisent les problèmes, c’est une question de posture.

Dans cette affaire, quel est d’après vous le rôle de l’Union européenne ?

L’Europe porte sa part de responsabilité. Elle se veut une référence normative sur les plans moraux et juridiques, pour peu, elle nous suggère une nouvelle mission civilisatrice destinée au paysan rifain afin de l’aider à enter dans l’Histoire ! Mais les plus grands trafiquants, me semble-t-il, sont en Europe... Par ailleurs, elle veut aller vite, en oubliant qu’il y a une logique de temporalité sociale locale qu’il faut respecter pour éviter les incidents. L’Europe semble gérer le côté symbolique, à savoir une certaine date butoir plus ou moins extensible ; le Maroc gère les problèmes réels : une région marginalisée et sensible, une population locale pauvre et sans perspective, et un climat tendu, c’est toute la différence. J’ai une crainte, quant à moi, du retour des vieux démons : immigration clandestine et intégrisme, car beaucoup de paysans se cachent du fait qu’ils sont recherchés.

En tant qu’élu de la région, que proposez-vous ?

J’ai appris qu’on fait la politique de sa géographie. Donc la reconversion des zones du kif peut être un formidable projet de la politique de voisinage. Pour le financement, il suffit de taxer seulement d’un dirham chaque transfert d’argent vers le Maroc, pour créer un fonds destiné à l’initiative économique dans la région.

Propos recueillis par E.L.B.

La guerre ambiguë de l’Etat contre le kif

Entre laisser-faire et répression aveugle, le Maroc peine à trouver la juste voie. Il faudra bien désamorcer la « bombe à retardement » du Rif…

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Grande nouvelle : selon le dernier rapport de l’ONUDC, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), le Maroc ne serait plus le premier producteur de haschich (résine de cannabis) dans le monde, il a été détrôné par l’Afghanistan. Cependant, le Royaume reste le principal fournisseur de l’Europe. Cet état de fait – alors même que, contrairement à l’Afghanistan, les producteurs et trafiquants ne profitent pas de l’anarchie générée par une guerre – soulève bien des interrogations... Et quand on s’intéresse à toute la littérature onusienne officielle de ces dernières années, on se rend compte que le Maroc a longtemps hésité à prendre parti, coincé entre Charybde et Scylla, entre les exigences de la communauté internationale et le rôle de bouche-trou économique et social joué par le cannabis dans le Rif.

En effet, la culture du cannabis dans le Rif, à une échelle évidemment bien moindre qu’aujourd’hui, remonterait à l’arrivée des immigrants arabes, à partir du VIIe siècle, dans la région de Ketama. Par la suite, le pouvoir central, le Makhzen comme l’administration coloniale, ont toléré sa culture par quelques tribus et douars, pour leur consommation personnelle : il s’agissait d’amadouer les remuants habitants du Rif, une région qui faisait traditionnellement partie du bled es-siba. En fait, Abdelkrim el Khattabi, pour qui le kif était « haram », est le seul à avoir presque réussi à interdire la production du cannabis. Après l’indépendance, la culture reste relativement circonscrite jusque dans les années 60. A la fin des années 70, la région, plus ou moins abandonnée à son sort par l’Etat, n’est pas épargnée par la crise économique. Avec le développement de la demande européenne, de plus en plus de paysans se tournent vers la culture du cannabis, et sa transformation en haschich (avant les années 60, le Rif ne produisait que de l’herbe).

Entre 1980 et le début des années 2003, les surfaces cultivées passent de 10 000 à plus de 130 000 hectares, faisant du Maroc le premier producteur mondial de haschich, alors même que le Maroc a ratifié les différentes conventions onusiennes contre la production et le trafic de drogues. Hassan II déclare en 1992 « une guerre contre la drogue », alors que le gouvernement, rapporte le chercheur au CNRS Pierre-

Arnaud Chouvy [2] L’espace politique
 Revue en ligne de géographie politique et géopolitique 
N° 4 (Varia) – 2008
, n’hésite pas à nier l’importance de la production marocaine. Ainsi, Abderrahmane Youssoufi déclarait sans sourciller, en 1998 au cours de la Session spéciale des Nations unies consacrée aux drogues (UNGASS) que le problème des drogues au Maroc est « surtout celui du transit de substances illicites » ! Il faut dire que le Rif accumule les handicaps : ses terres sont peu fertiles mais très peuplées, il a été sciemment laissé de côté par Hassan II, et il ne bénéficie presque pas de la manne touristique qui a profité à d’autres régions du pays. En 2003, le premier rapport de l’ONUDC sur le Maroc démontre à quel point le Rif, sans jeu de mots, est véritablement devenu une usine à kif, et la culture du cannabis, qui fait vivre 100 000 familles, le principal moteur économique de la région (et une très importante source de devises).

Virage à 180 degrés

L’économiste Kenza Afsahi évoque donc, en 2005, un « statu quo », garantie de paix sociale et économique pour l’Etat, puisque selon elle, il est impossible que le phénomène ait pris cette ampleur sans l’assentiment au moins tacite des autorités marocaines. De même, elle met en garde contre la « bombe à retardement » que la non-gestion de cette situation a créée, et contre une politique d’éradication non adaptée.

Cependant, entre 2003 et 2005, le gouvernement semble faire un virage à 180 degrés en décidant de s’attaquer à la culture et au trafic de cannabis : selon l’ONUDC, la superficie des cultures de cannabis au Maroc a chuté de 134 000 hectares en 2003 à 72 500 hectares en 2005. Les projets de développement dans le Nord se multiplient ; notamment avec le lancement de l’INDH, l’État met en avant des « programmes de substitution », encourageant les paysans à abandonner le kif contre des cultures alternatives et subventionnées. Il se dote d’une Unité de coordination de la lutte anti-drogue (UCLAD) et d’une Commission nationale des stupéfiants. L’Organe international de contrôle des stupéfiants, (l’OICS) chargé de surveiller l’application des conventions de lutte contre la drogue, remarque dans son rapport 2010 « les progrès sensibles » accomplis par la Maroc dans ce domaine.

Si dans le même rapport, l’OICS note que « la coopération du gouvernement marocain avec lui s’est améliorée », l’organisation n’omet pas de préciser que les chiffres cités proviennent des autorités marocaines, aucune mission indépendante n’ayant enquêté sur le terrain depuis 2005 et le départ de l’UNODC. L’office onusien a quitté le Maroc cette année-là, sans donner d’explications officielles (officieusement, les financements extérieurs dont dépendait l’antenne n’ont pas été reconduits). D’autre part, l’OICS termine en soulignant « que de sérieux problèmes subsistent. Le Maroc demeure l’un des pays du monde où la culture illicite de cannabis est très répandue et il est une importante source de cannabis et de résine de cannabis d’origine illicite, en particulier pour l’Afrique du Nord et l’Europe occidentale ». Les épandages aériens d’herbicides sont-ils une manière pour le gouvernement de radicaliser la lutte contre le kif afin d’arriver à son objectif d’un Rif sans kif en 2018 ? Il semble surtout que ce soit une manière d’armer cette fameuse « bombe à retardement ».

Amanda Chapon

La révolte de Bab Berred

Le 10 avril 2010, des gendarmes tentent de fouiller une maison à Bab Berred. Mais la paysanne a peur de se faire racketter et refuse l’entrée de son domicile. Les voisins accourent pour la soutenir. Les gendarmes renoncent alors à leur perquisition. Mais ils reviennent le lendemain à l’aube en prétextant que la paysanne doit cacher des armes ; ils cassent la porte et ne trouvent rien.

La nouvelle se répand comme une traînée de poudre. En quelques heures, entre 5 000 et 10 000 habitants du douar se rassemblent dans la rue principale du gros bourg. Ils hurlent leur colère et entonnent des slogans explicites et subtils : « Oh, quelle honte, le Makhzen est voleur », « Le roi c’est notre roi, le gouverneur c’est notre ennemi ». Ils crient aussi « Vive le roi » en défilant avec des drapeaux marocains. Un député PJD passe par là. Ils le sortent du véhicule. Il s’empresse de soutenir la manif. « Alors va le dire à tout le monde », lui lancent les paysans qui le hissent sur une fourgonnette où il doit s’acquitter d’un discours de soutien.

Les gendarmes se retranchent dans leur caserne. La foule encercle le bâtiment. Les gendarmes effrayés tirent en l’air à quatre reprises. Les manifestants se dispersent… Il y a d’autres cibles. Le caïd est insulté. Le maire s’enfuit avec ses adjoints. Seuls quelques élus locaux restent.

Cette flambée de colère spontanée est intervenue après de nombreuses arrestations. Et selon les témoins, elle a été provoquée par un sentiment d’humiliation. Après les brimades et les descentes policières, ils n’ont pas supporté en prime d’être accusés de receler des armes. Comme dit l’un d’eux : « Pourquoi, on achèterait des fusils, alors qu’on peut acheter un flic pour 50 dirhams ? » Tandis qu’un hélico, c’est beaucoup moins corruptible… E.L.B.

Substitution, c’est raté !

Légalisation, pour quand ?

Problèmes de rentabilité, de mentalités, de sols inadaptés... les obstacles au remplacement du kif persistent.

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Avant de radicaliser dramatiquement son action en utilisant l’épandage aérien d’herbicides, le gouvernement, mais aussi l’UE, et des associations comme l’ONG espagnole CERAI, ont essayé de mettre en place des projets de développement alternatifs. Le principe est séduisant : les paysans se tournant vers le kif parce que celui-ci est plus avantageux (il rapporte 6 à 7 fois plus que l’orge), il s’agit de leur proposer des cultures de substitution, et de les inciter à cultiver l’olivier, l’amandier, le figuier ou les fleurs, qui ont l’avantage d’être aussi rentables, voire plus, que le cannabis. Ou encore de se lancer dans l’élevage de chèvres, dans l’apiculture, etc. Pour les encourager, un programme d’aides et de subventions a été mis en place, comprenant des dons de plants, l’appui aux cultures vivrières, des aides à l’irrigation, etc. Cependant, la culture du kif continue à être le choix de prédilection des paysans du Rif.

Demande d’un débat national

Pourquoi un tel échec ? Parce que les terres rifaines ne sont pas propices à l’agriculture, parce que les paysans ne peuvent pas attendre plusieurs années avant que l’olivier ou le figuier ne commencent à produire, parce qu’à la différence du kif, les prix ne sont pas garantis et les paysans à la merci d’intermédiaires, et parce que la culture du cannabis fait désormais partie de la culture rifaine… voici quelques-unes des explications avancées par les ONG. Pire : comment un tel programme pourrait-il fonctionner quand il n’est même pas appliqué efficacement ? Un élu nous a raconté avoir demandé des oliviers pour une dizaine d’agriculteurs prêts à tenter l’expérience en novembre dernier. Il attend toujours…

Du coup, des voix se font entendre qui demandent la légalisation du cannabis au Maroc, ou du moins un débat national sur le sujet. Ces voix ne sont pas à cours d’arguments, et se réfèrent le plus souvent aux Pays-Bas : la légalisation attirerait plus de touristes (et de devises), génèrerait des recettes fiscales importantes. Surtout, une dépénalisation mettrait fin aux trafics qui permettent aux barons de se faire construire des maisons cossues. Enfin, une fois les cultures régulées par l’État, fini la déforestation catastrophique du Rif, l’utilisation de substances douteuses pour couper le haschich, et last but not least, la corruption qui gangrène le Nord, administrations comprises. Trop beau pour être vrai ?

A.C.

Billet : Le paradoxe rifain

Il y a près d’un siècle, les États-Unis adoptaient une loi sur la prohibition de l’alcool qui a fait la fortune des mafias et des gangsters. L’échec patent de cette politique a débouché sur l’abolition de la loi. Mais l’expérience n’a pas servi de leçon. Les États-Unis ont interdit l’usage des drogues… pour le grand bonheur des narcotrafiquants.

Les substances addictives made in USA comme l’alcool ou le tabac sont tolérées par l’oncle Sam mais pas la coke et la marijuana qui poussent au sud du Rio Grande. C’est l’économie du Nord qui dicte sa loi aux pays du Sud. L’Europe impose aujourd’hui au Maroc la même doctrine. Elle protège ses vins AOC mais interdit le haschich rifain. Au passage, elle permet à ses mafias d’encaisser 90 % du revenu généré par le kif, laissant des quignons de pain aux barons marocains et des miettes aux cultivateurs.

Cependant rien n’est inéluctable, et c’est toujours en Amérique que le vent tourne. Richard Posner, l’un des plus prestigieux représentants de la très libérale école de Chicago, a qualifié la politique anti-drogue de son pays de « chimérique » au nom d’un pragmatisme économique – car il est impossible d’appliquer la loi – et d’une posture morale : pourquoi criminaliser un produit qui n’est pas plus nocif que d’autres pourtant autorisés ? Et qui a même des vertus médicales ! Après la Californie en 1996, douze États américains ont autorisé l’usage thérapeutique de la marijuana. Les médecins prescrivent le cannabis pour soulager les douleurs des cancéreux et combattre les troubles les plus variés : de l’insomnie aux maux de têtes en passant par les syndromes prémenstruels ! Il y avait déjà le french paradox : les Français buveurs de vin étaient moins sujets aux troubles cardiovasculaires. Il pourrait y avoir le paradoxe rifain, si le cannabis se révèle bon pour la santé... contrairement aux herbicides.

Eric Le Braz

Voir en ligne : ACTUEL Maroc


[1Les prénoms des personnes interrogées ont été changés.

[2Production de cannabis et de haschich au Maroc : contexte et enjeux de Pierre-Arnaud Chouvy (CNRS-Prodig) 
www.geopium.org

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