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NOUS NE SOMMES NI MOINS DIGNES, NI MOINS LÉGITIMES QUE VOUS

A la mémoire de Gérard Leblond Valiergue (1)

" Contre trente années d’erreurs et de mensonges,

et pour une nouvelle socialisation européenne des drogues"

par G.Leblond Valiergue, LIGNE BLANCHE, FRANCE :

Deuxième Conférence de l’Union Européenne sur les Drogues,

28/29 Février 2000, Bruxelles

" Mesdames et messieurs, monsieur le président, bonjour.

Dans sa brochure distribuée ici, le Pnucid [1] énonce : « L’objectif est simple : éliminer partout dans le monde le commerce des drogues illicites. » C’est vraiment cela que vous voulez ? Parfait, nous aussi. Mais alors, excusez-moi, la réponse à cela est beaucoup plus simple, moins coûteuse et infiniment plus profitable pour tout le monde que la voie que vous avez choisie : la réponse est d’intégrer un commerce licite, réglementé et socialement accompagné des drogues à la politique générale de la communauté internationale, et cela peut, doit, commencer par l’Union Européenne.

Je ne reviendrai pas sur l’étrange disposition institutionnelle et la douteuse représentation de ce que vous nommez ici la société civile invitée -et je vise moins ici tel ou tel présent que d’inadmissibles et bien dommageables absences. Le montage intellectuel que cela représente vous regarde, et je laisse volontiers l’entière responsabilité entre incompétence, précipitation, mauvaises habitudes, fatalité structurelle ou volonté manipulatrice, à charge pour vous d’en assumer ensuite les conséquences devant l’opinion.

Je ne reviendrai pas non plus sur le mensonge intellectuel qu’il y a à prétendre cette invitation en vue d’une coopération concertée entre ONG et institutions européennes alors que la rédaction du plan sur les drogues, puis son entérinement, puis le choix politique des directions de sa mise en oeuvre ont été unilatéralement décidées, par des fonctionnaires européens dont le moins qu’on puisse en dire est que la réalité de ce que sont les drogues, des questions qu’elles soulèvent, des gens qui en usent ou en produisent, et de leurs relations actuelles ou possibles à la société européenne et planétaire, n’est pas de leurs compétences premières.

La réalité de ce plan 2000/2004 est qu’il reproduit pour l’essentiel tous les errements du passé, dont chacun s’est entendu ici à un endroit ou un autre à rappeler qu’ils étaient globalement inefficaces, violents, dangereux, inadaptés et pour l’essentiel contraires aux valeurs d’éthique, de culture et d’intelligence que l’Europe se pique à juste titre de revendiquer par ailleurs.

En appeler à nous tissu associatif ensuite pour saupoudrer de nos acquis de terrain et des solutions positives pragmatiques qui en découlent cette politique européenne résolument dirigée droit vers le même mur de prohibition agressive, ignorante et bornée à laquelle se heurtent, s’arrêtent et s’aggravent avec une dramatique constance tous les efforts institutionnels déployés depuis trente ans est pire qu’une simple manipulation et qu’un mensonge : c’est aussi le meilleur moyen de rendre discréditées et perdantes ces solutions pourtant positives et ouvrantes en elles-mêmes, au point d’accroître encore l’ignorance, la confusion et l’inertie qui président à toutes nos politiques de drogues.

Une bonne fois pour toutes, la première des choses à faire est de tout remettre à plat, à partir d’un bilan exhaustif et chiffré des 30 dernières années de prohibition, dont découle et vous le savez tous tous les problèmes que vous avez évoqué, de la strychnine dans les pilules ou l’héroïne aux violences délinquantes autour des usages et des reventes sauvages, remise à plat qui n’aura d’intérêt que dans une vraie optique de nouvelle prise en compte, socialisée et responsable, de la question des drogues, exigeant de nous tous une nouvelle approche concrète, connaissante et sans préjugés.

Nous ne voulons plus entendre, comme chaque fois depuis 30 ans à tous les échelons, dans tous les colloques et jusqu’aux plus hauts niveaux de décisions, d’ultimes rabâchages des mêmes concepts absurdes comme « Un monde sans drogues »... - (sur lequel est construite toute la brochure du Pnucid dont ont été gratifiés tous les participants) (note 1 : On a d’ailleurs pu noter un peu plus tard que le représentant du Pnucid, visiblement irrité par notre intervention au point d’y répondre au lieu de l’ignorer a dû convenir dans sa réponse que ce concept d’un monde sans drogues était profondément irréaliste, ce qui donne une connotation étrange à cette diffusion à l’U.E d’une brochure toute entière engagée là dessus !)-... ou de « tolérance zéro, etc..

Vous refusez encore systématiquement de tirer la leçon de vos propres découvertes et conclusions. Pourtant on voit bien, en poussant jusqu’à leur terme plusieurs des raisonnements mis à jour durant ces deux jours, qu’un contrôle pour une maîtrise légale et sociale de la question des drogues est la seule réponse logique à la problématique soulevée.

(Ici bifurcation de l’allocution ou présentation orale de ce texte, interrompue par le président Lafargue me réclamant, pour des raisons de temps, de sauter directement aux conclusions/propositions)

Continuation du texte initial tel que fourni par écrit à l’U.E :

La logique de la réduction des risques, ou la nécessité de reprendre la maitrise des 8% d’économie globale qui échappent par la prohibition à la société humaine organisée et finance aujourd’hui non seulement toutes les activités criminelles traditionnelles, mais aussi la criminalité financière la plus menaçante, la corruption, les atteintes coordonnées à la démocratie, et jusqu’à la génération des conflits. Car aujourd’hui les drogues y compris illicites non seulement accompagnent et enveniment des conflits, mais elles en provoquent. Nous savons, malgré l’absolu silence fait collectivement là dessus, qu’elles étaient un des facteurs de détermination au Kosovo, comme aujourd’hui dans le Caucase et en Afrique.

Et je ne parle même pas des exactions mafieuses de narco-états (voir par exemple en Birmanie face aux mêmes revendications identitaires le traitement très différent fait aux Karens non-producteurs et aux Was producteurs de drogues).

On ne parlera pas non plus des conflits engendrés par la Drugwar globale onusienne/étasunienne, dont les états membres sont d’importants bailleurs de fonds, que se soit en Colombie ou en Bolivie par exemple. Et la situation faite en Bolivie en ce moment même aux plantations, licites au plan national, de coca à mâcher de la région de los Yungas est à ce niveau exemplaire de cette fabrication inacceptable.

Je ne m’explique pas ce refus obstiné de tirer leçon de nos propres travaux, compréhensions, volontés éthiques et politiques, ou consciences actives de nos responsabilités véritables. Comme si les dés avaient été déjà inéluctablement jetés il y a dix vingt, trente ou cent cinquante ans indépendamment de tous les résultats négatifs qui puissent nous en revenir. Ou si je me l’explique, j’ai honte et me refuse à participer ici à quelque niveau de silence ou d’approbation à une énième prolongation de ce choix-là. Car il me semble que nous sommes ici un certain nombre pris dans cette connivence tacite à rebours de nos convictions, analyses ou savoirs les plus actuels, comme si les conclusions réelles qui nous amèneraient à remettre en cause les anciens accords et traités internationaux organisant la prohibition planétaire des drogues, qui criminalisent les substances à l’inverse de leurs dangers véritables, représentaient une telle révolution non pas tant des mentalités que des connivences structurelles et avantages acquis des uns et des autres qu’au bout du compte indépendamment de tous les discours prononcés ou retenus et des bonnes volontés affichées ce qui sera finalement choisi, préservant le confort et l’ambition des trajectoires individuelles, se satisfera d’un aménagement du pire en respect d’une forme finalement plus importante qu’une catastrophique politique publique.

Cela fait 30 ans que nous entendons les mêmes atermoiements, les mêmes excuses, les mêmes irritations prétextes. Aujourd’hui je voudrai sans complaisance faire entendre l’essentiel : ou nous reconstruisons dans la légalité, l’encadrement et l’attention, l’ensemble des relations des drogues à l’homme -faut-il rappeler ici que nous sommes à l’aube d’une pratique de manipulations moléculaires, de biotechnologies, etc, qui ouvrent une ère de drogues totales !-, ou tous nos aménagements ne seraient que de la poudre à yeux, et votre participation reconduite à une semblable décision fera de vous d’authentiques assassins et de la pire espèce : de ceux qui systématisent la mort des autres.

Aujourd’hui 60% des prisonniers de l’ensemble du monde occidental sont des prisonniers de drogues, victimes et coupables pareillement fabriquées par ce choix que vous faites depuis un siècle d’exclure les drogues du champ social et de l’espace civique commun.

Cette position continue tous les jours de briser des milliers de jeunes vies qui n’ont rien commis d’autre que de vouloir jouir de leur propre corps, explorer le psychisme en y repoussant les limites de savoirs, soigner des blessures morales ou simplement survivre à une économie sélective qui abandonne sans cesse plus de laissés pour compte sur le bord de sa route.

Il ne s’agit pas de dédouaner les drogues des dangers qu’elles induisent. Il s’agit de réaliser que chaque drogue est de façon inquiétante rendue plus dangereuse par les quatre piliers de la prohibition : répression, exclusion, marché noir, explosions d’épidémies sanitaires, tels que depuis un siècle on contribue à les répandre.

C’est la prohibition et non les drogues qui est majoritairement responsable de la désocialisation, du désespoir et de la violence qui y répond, qu’en bout de course vous pourrez toujours effectivement attribuer aux usagers des drogues, mais qu’en réalité vos décisions ou vos absences de décisions politiques auront au préalable instrumentalisés et acculés à cette caricature souffrante dont se nourrit l’autojustification continue de vos répressions.

Même chose pour les producteurs. Imagineriez vous une seconde de décider tout aussi calmement que vous le faites pour des planteurs de coca ou de pavot l’introduction violente de corps armés pratiquant l’exaction sur le territoire du Bordelais ou de Bourgogne ? Les mêmes largages de défoliants toxiques par des avions onusiens sur les cultures et les paysans du Médoc ?

Parce que tout le monde ici doit être bien conscient que c’est à cela que vous donner votre concours quand vous parlez de renforcer la coopération avec l’ONU, le PNUCID, etc ; aujourd’hui, dans le cadre du programme de réduction de la demande. Vous avez parler des bons résultats obtenus en Bolivie. Nous avons parlé de la réalité en Bolivie. Il y a les mots ronflants. Et puis il y a les réalités crues que ces mots dissimulent.

Je représente ici tous ceux, aux deux bouts de la chaine des drogues, dont vos décisions participent à dérober la liberté, détruire la santé, désespérer les qualités humaines et la conscience ; et pour un nombre total monstrueux quand on additionne ces trente dernières années, tous ceux dont vous raccourcissez brutalement des vies que vous avez préalablement enlaidies.

Nous ne sommes ni moins dignes, ni moins légitimes que vous.

Toute action en deça de la reconnaissance concrète de notre citoyenneté, de notre droit à l’existence, et de la réalité de nos usages compatibles avec un vrai partage citoyen et responsable, est attentatoire et discriminatoire.

Et comme tel doit pouvoir mériter faire l’objet d’une plainte devant la Cour Européenne de Justice. Si la politique européenne de drogues persiste à nous criminaliser et à rendre impossible cette socialisation réglementée que nous réclamons, alors j’inviterai volontiers tous les usagers en Europe à se constituer partie civile devant la Cour européenne.

- la dénonciation des traités qui criminalisent plus l’opium que les opiacés de synthèse, plus la coca que la cocaïne, plus le cannabis que les benzodiazépines, est un préalable incontournable.

Je vous remercie.


Gérard Leblond Valiergue

Ligne Blanche CCUDF (France),

International Coalition of NGO’s for a Just & Effective Drugs Policy

(1) L’oeuvre de Gérard Leblond Valiergue est immense. Si vous en connaissez d’autres éléments, comme ce texte, merci de nous les signaler.


[1Désomais c’est l’ONUDC, basé à Vienne (Autriche)

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