Dépénaliser ou pas l’usage du cannabis ?
Malgré les rapports favorables, les propositions inventives, les politiques font l’autruche depuis 1970. Quant aux candidats de 2012, ils n’osent carrément pas y toucher
« Fumer un joint chez soi est certainement moins dangereux que boire de l’alcool avant de conduire. » Ainsi parlait le Premier ministre candidat à la présidentielle... en mars 2002. Avec cette déclaration, Lionel Jospin avait fait tousser, à droite comme à gauche, mais au moins avait-il provoqué un débat. Pourquoi la campagne 2012 ignore-t-elle la question explosive de la dangerosité et du statut légal des drogues ? Ce débat est-il voué à l’impasse ?
La controverse est pourtant presque aussi ancienne que la loi française sur la drogue, qui date du .31 décembre 1970 et punit sans distinction usage et trafic de toute substance illicite. Héroïne, cocaïne, cannabis, crack, ecstasy, amphétamines... même combat : c’est mal, c’est dangereux, c’est interdit. Très vite, des voix se sont élevées contre cet amalgame : dès 1976, intellectuels, cinéastes, médecins (dont Bernard Kouchner) demandaient la dépénalisation du cannabis dans l’« Appel du 18 joint », publié dans le journal Libération.
Quarante ans plus tard, la contestation reste vivace, d’autant que le contexte a changé. Dans la période post-soixante-huitarde, la montée de l’héroïne et les premières morts par overdose motivaient l’élaboration d’une loi très répressive. Marginale à l’époque, c’est la consommation de cannabis qui a incroyablement progressé, dans tous les milieux de la société française (voir ci-contre). Le trafic explose dans certaines banlieues, et avec lui l’économie parallèle, les règlements de compte, la criminalité. Les forces de l’ordre s’épuisent à arrêter, à mettre en garde à vue de simples usagers (rarement incarcérés). Les prisons sont pleines de petits trafiquants.
La question a failli refaire surface lors des primaires socialistes, notamment à la suite d’un rapport du député PS Daniel Vaillant, publié en juin 2011, préconisant une « légalisation contrôlée du cannabis » : dépénalisation de la consommation, création d’une production d’Etat, sanction ciblée des conduites à risque (la fumette des mineurs, en public, sur la route ... ) Mais personne n’a rebondi. Ségolène Royal, Arnaud Montebourg et Manuel Valls se sont même vigoureusement opposés à cette légalisation, tandis que Martine Aubry et François Hollande ont éludé. Pourtant, Daniel Vaillant assure avoir reçu de ses amis socialistes des réactions chaleureuses. En privé. Officiellement, silence embarrassé. « Le Parti socialiste n’est pas clair, il reste dans l’excès de prudence et la trouille de l’opinion », déplore l’ancien ministre - qui ne s’est pas montré si frondeur lorsqu’il était à l’Intérieur, de 2000 à 2002. « François Hollande m’a demandé de lui expliquer, j’ai envoyé une note à ses équipes avec des éléments de langage au cas où la question surgisse. Pas de réponse. »
Le PS comate - Télérama n’a pas reçu plus de réponse -, tandis que l’UMP hallucine, comme son secrétaire national à la sécurité, Bruno Beschizza : « La légalisation ferait de nos enfants des toxicos, dépendants de dealers qui sont des marchands de mort ! La seule réponse qui vaille est pénale. En ce domaine, je ne crois pas à l’éducation mais à l’interdit, protecteur de la société et de l’individu. Même le premier usage doit être pénalisé, pour la force du symbole. » Fermez le ban. Ni hystérique ni amorphe, Eva Joly, elle, juge au contraire ce débat « indispensable » car « notre législation sur les drogues est un échec flagrant ». Favorable à la « dépénalisation de la consommation des majeurs, de la détention et du transport d’une quantité limitée et de la production individuelle et collective à but non lucratif », elle rappelle que « les écologistes réclament un changement de réglementation depuis des décennies ».
Legalize it de Francis Caballero éd. L’Esprit frappeur, mars 2012. Pour en finir avec les dealers, de Stéphane Gatignon et Serge Supersac, éd. Grasset, 2011. Drogues : pourquoi la légalisation est inévitable’ de Michel Henri, éd. Denoël, 2011. Drogues store : dictionnaire rock, historique et Politique des drogues d’Arnaud Aubron, éd. Don Quichotte, mars 2012.
Votée en 1970 (un soir de réveillon, on imagine l’affluence !), la loi est dépassée. Mais vouloir y toucher, c’est comme allumer la lumière dans un poulailler assoupi : la cacophonie est aussi brutale qu’insupportable. « C’était l’hystérie », se souvient le professeur Roger Henrion, auteur en 1995 d’un rapport proposant de dépénaliser l’usage et la détention de faibles quantités de cannabis. « Nous avons été reçus au ministère de la Santé dans un tel concert de hurlements qu’il a fallu interrompre. On nous traitait tantôt de dangereux gauchistes permissifs, tantôt de réactionnaires trop timorés ! La présidentielle approchait, nos travaux ont disparu dans un tiroir. »
Chaque enjeu électoral, chaque alternance réduit à néant le travail de pédagogie, d’enquête, de propositions laborieusement accompli. La peur de déplaire à l’opinion paralyse les politiques. A la tête de la Mildt (mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie) sous le gouvernement Jospin, de 1998 à 2002, la magistrate Nicole Maestracci a testé le caractère hautement inflammable du sujet. « J’ai essayé de sortir du passionnel, de ne m’appuyer que sur des données scientifiquement validées, se souvient- elle. on m’a reproché de banaliser le cannabis, par exemple, quand j’ai osé écrire "il n’y a pas de société sans drogue", ou quand la Mildt a édité un livre informatif et pas seulement alarmiste sur les dangers de la drogue, Savoir plus, risquer moins. En quatre jours, le livre était en rupture de stock ! » Ecartée à l’arrivée de Jean-Pierre Raffarin à Matignon en 2002, Nicole Maestracci juge la classe politique plus timorée que l’opinion. « Les dirigeants connaissent mal les pratiques et les évolutions de la société, ils imaginent que les Français réclament un débat clivé et des injonctions de comportement, qu’ils ne sont pas prêts pour une vision nuancée. » De droite ou de gauche, des gouvernements pusillanimes ont ainsi tenté d’empêcher la Mildt de qualifier, dans un rapport, le tabac et, surtout, l’alcool de « drogues licites » ; ils ont aussi freiné la publication d’une étude de l’OFDT (observatoire français des drogues et des toxicomanies) sur les accidents mortels de la route, qui montrait que, même si toutes les drogues sont dangereuses, le cannabis l’est nettement moins que l’alcool.
L’avocat et professeur de droit Francis Caballero, qui prône la légalisation depuis trente ans, s’est heurté lui aussi à la timidité des responsables politiques sur le sujet : « La gauche ne m’a jamais suivi, elle a pris peur. Par contre, la politique de réduction des risques pour les usagers a mobilisé des énergies qui transcendaient les partis. » Deux femmes ministres, de droite, ont, avec pugnacité et au prix de violentes polémiques, révolutionné la prise en charge des toxicomanes : Michèle Barzach (dans le gouvernement Chirac) en faisant distribuer les seringues en pharmacie, en 1987 ; et Simone Veil (dans l’équipe Balladur) en instaurant, en 1995, la substitution à la méthadone et au Subutex. La dernière initiative, venue en 2010 de Roselyne Bachelot, qui voulait tester des salles d’injection hygiéniques et sécurisées, a buté sur le refus du Premier ministre, François Fillon. Francis Caballero - également spécialiste du droit du sexe - avance un parallèle : « La drogue, c’est comme la prostitution. Nos responsables rêvent de les abolir, au lieu de réfléchir à la nécessité de faire avec. »
Qu’est-ce qui meut une femme ou un homme politique ? L’amour de son prochain et l’intérêt général, bien sûr, mais aussi l’espoir d’un gain électoral. Pour initier et défendre un changement d’importance, il lui faut ce que le sociologue Henri Bergeron nomme une « incitation forte à l’action. Ce peut être une pression internationale, l’action de lobbys ou de l’opinion publique. Rien de tout cela n’existe en l’occurrence. La France n’abrite aucun mouvement social d’envergure concernant la drogue, comme celui pour les droits de la femme ou contre la peine de mort ».
Le débat piétine. Alors, autant rêver. Daniel Vaillant plane peut-être quand il imagine une filière de « mille cinq cents cannabiculteurs officiels, encadrés par lEtat, qui produiraient bio », des joints vendus dans des commerces agréés, à taux contrôlé de 8 % de THC (tétrahydrocannabinol, la molécule psychotrope qu’il contient). Mais il n’est pas le seul. Stéphane Gatignon, maire (EELV) de Sevran (Seine-Saint-Denis), commune gangrenée par le trafic de stupéfiants, avance les mêmes propositions dans Pour en finir avec les dealers, écrit avec l’ancien policier Serge Supersac. « Notre société admet l’alcool par tradition, du vin de messe au rouge du bistrot à la sortie de l’usine, remarque Stéphane Gatignon. Cessons l’hypocrisie sur le cannabis : il est consommé en masse, l’argent de sa vente échappe à tout contrôle, nous sommes dans un système prémafieux. A la sortie de notre livre, tout le monde nous a allumés, de la gauche radicale à la droite, en passant par le PS. Le rapport Vaillant nous a crédibilisés. » D’un strict point de vue financier, l’économiste Pierre Kopp estime, lui, que la taxation du cannabis sur le modèle de celle du tabac rapporterait un milliard d’euros au fisc. De quoi financer une prévention ciblée et efficace...
Etrangement, toutes ces propositions ne rencontrent guère d’écho. Aucun député ne rédige une proposition de loi, aucun candidat ne semble hisser le sujet au premier rang de la campagne. Le poulailler s’est rendormi, plongé dans l’obscurité et le silence. Jusqu’au prochain téméraire qui osera allumer la lumière.
Juliette Bénabent
ILLUSTRATIONS POUR TÉLÉRAMA
Dans Le Monde du 2 août 2011.
L’exemple portugais
Le Portugal a tenté le tout pour le tout contre l’épidémie d’héroïnomanie qui faisait rage dans les années 1980 et 1990. Voilà dix ans, le pays a dépénalisé l’usage (mais pas le trafic) de toutes les drogues. Les toxicos ne sont plus des criminels, mais des malades. Depuis, les gouvernements de tous bords ont persévéré, et cette politique porte ses fruits : non seulement la consommation n’a pas explosé, mais la mortalité a reculé, tandis que la prévention et le soin se sont améliorés. le reportage de Lorraine Rossignol sur l’expérience portugaise.
Assez stupéfiant
13 millions de Français ont déjà fumé du cannabis ; 1,5 million ont déjà pris de la cocaïne, 500 000 de l’héroïne. 3,8 millions ont pris du cannabis dans l’année, 400 000 de la cocaïne. 550000 fument du cannabis chaque jour. 70 % des Français sont opposés à sa légalisation. Chiffres : OFDT (Observatoire français des drogues et des toxicomanies), 2010.