« On se laisse enfumer »
Le 03/12/2014, à Paris
Par Sarah Gyé-Jacquot
En dix-huit ans, vingt-trois de nos états ont autorisé l’usage médical du cannabis. Depuis le 1er janvier dernier, le Colorado et l’état de Washington permettent aux adultes de plus de 21 ans d’acheter et de fumer du cannabis à des fins récréatives. Officiellement en France, le pays de Rimbaud et de Verlaine, fumer un joint peut vous mener droit en prison pour un an et vous alléger de 3 750 euros. Les partisans français de la régulation du cannabis cherchent des explications.
« Ce qui me choque, c’est qu’on ne puisse pas en discuter » déclare timidement Christine Taubira, ministre de la Justice française, sur le plateau de l’émission Le Petit Journal ce lundi. Ce qui choque Farid Ghehioueche, fondateur du parti politique Cannabis sans frontières, c’est que « Mme Taubira, qui prônait la dépénalisation du cannabis en 2002 lors de sa campagne pour l’élection présidentielle, et qui est maintenant Garde des sceaux, ne propose pas d’amender ou d’abroger l’article de loi L.3421-4 ». Cet article du code de la santé publique française qualifie de délit passible de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende le fait de présenter « sous un jour favorable » les substances classées comme stupéfiants, dont le cannabis fait partie. Selon Kshoo, co-fondateur depuis 1991 de l’association historique du Collectif d’Information et de Recherche Cannabique (CIRC), « cette exception française a été complètement intégrée par les media et parasite le débat en France : à chaque fois qu’on essaie de parler de façon rationnelle de la légalisation du cannabis, on se laisse enfumer par des contre-arguments démagos ».
Car en France, si on boit parfois ses premiers verres de vin à table avec ses parents, si on dit des gros mots à la télévision et si les présidents ont des maîtresses, on évite surtout de parler de cannabis. Encore moins pour évoquer une possible légalisation : « Les politiques français n’ont aucune jugeote sur le long-terme », explique Kshoo, « ils ne se concentrent que sur le court-terme - leurs images, leurs carrières - qui est motivé par la peur et l’irrationnel. Et puis, les partis ne pourraient plus gérer les problèmes des quartiers si le cannabis leur était enlevé. » M. Ghehioueche donne une autre explication : « Les politiques font le gros dos comme s’ils étaient fautifs de quelque chose. Je pense que les dirigeants socialistes, surtout, sont gênés de ne pas avoir eu la présence d’esprit d’ouvrir un débat plutôt que de continuer dans l’ignorance ».
Mais que répondent-ils aux Français qui se déclarent à 78% contre la mise en vente libre du cannabis en 2013, selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies ? Pour Kshoo, « Les Français sont désinformés mais ils aiment avoir un avis sur tout ». Sa solution serait « une bonne campagne d’information ». Possible. Dès les années 90, les lobbies pro-légalisation nationaux rangent leurs panoplies de parfaits petits hippies au placard, embauchent des consultants en communication stars avec l’argent de généreux donateurs milliardaires et investissent dans des études, des conférences et des campagnes éducatives. Deux arguments en particulier font recette : le potentiel financier important d’un marché taxé du cannabis et la défense des libertés individuelles garanties par le Premier Amendement. Mais notre modèle ne fait pas rêver tout le monde : « Nous n’aimons pas le côté opportuniste et capitaliste des lois de régulation américaines », déclare Kshoo, « c’est plutôt le modèle uruguayen que nous cherchons à imiter », avec une intervention limitée de l’état et des cultures au niveau local. « Et puis, au Colorado, on ne peut fumer que chez soi. Ce que les gens font déjà ici. »
Et si les Français étaient finalement aussi conservateurs que nos vilains puritains nationaux ? « Les Français ne sont pas conservateurs », insiste Kshoo, « il y a un rejet important du monde politique ici et les membres de la société les plus progressistes sont aussi ceux qui s’expriment le moins, contrairement à la minorité conservatrice française ». M. Ghehioueche aussi fait confiance à ses compatriotes : « Ça va bientôt imprimer, mais c’est une question de temps. Nous avons même les moyens de faire mieux que les États-Unis en terme de développement en France ».