Menu

Accueil > Paroles Libres

Pour en finir avec la prohibition.

Par Michel KOKOREFF

Le 27 avril 2011

Avec Pour en finir avec les dealers (Grasset, 2011), Stéphane GATIGNON et Serge SUPERSAC relancent le débat sur la prohibition des drogues illicites. Bien que leur ouvrage soit loin de se réduire à ce thème médiatiquement « vendeur », on ne peut que les en féliciter. Car il s’agit d’un débat difficile à aborder de façon sereine, mais essentiel au regard des évolutions constatées ces dernières décennies. Depuis la fin des années 1960, le modèle prohibitionniste régit les politiques publiques de lutte contre les usages et trafics de drogues dans les pays occidentaux. Or force est de constater que la « guerre à la drogue » n’a pas produit les effets escomptés. Un constat d’échec est aujourd’hui largement partagé à l’échelle internationale.

D’un côté, l’on a observé dans la plupart des pays occidentaux des tendances à la hausse des consommations au sein de divers milieux et mondes sociaux, et l’on a constaté qu’à la banalisation du cannabis ou de l’herbe s’est ajoutée la démocratisation de la cocaïne. D’un autre côté, les économies souterraines se sont durablement installées dans les zones urbaines paupérisées, ségréguées, racisées et stigmatisées. Si elles offrent une alternative à la désaffiliation et au déshonneur, elles produisent aussi une géopolitique de la violence qui dépasse de loin l’échelle locale de ces quartiers. Dans ce contexte, là où bon nombre de nos voisins européens ont su adapter leur législation et composer avec la politique du « tout-répressif », la France, elle, a maintenu un statut quo, alors même que les consommations étaient sans commune avec celles observés au sein de pays plus « tolérants ». L’exemple du Portugal est à cet égard tout à fait significatif : la décriminalisation n’a pas entraîné d’augmentation des problèmes soit de santé publique soit de criminalité. De sorte que la question est la suivante : faut-il s’accommoder de ce modèle qui engendre la clandestinité donc les usages à risques, l’hypocrisie sociale donc la stigmatisation des plus démunis, sous prétexte que « la » drogue fait peur et que la loi rassure l’opinion ? Ou bien faut-il sortir d’une posture essentiellement morale et adopter une approche pragmatique, basée non pas sur des croyances ou des fantasmes mais sur des faits solidement constitués, afin de concentrer l’action répressive sur les noyaux durs des organisations criminelles, de réduire les risques par la prévention, l’éducation, l’accompagnement socio-sanitaire des usagers les plus en danger, et par là améliorer la santé publique ?


Un débat idéologiquement bloqué en France

Ce n’est pas un hasard si la résurgence de ce débat a eu lieu aux Etats-Unis dans le contexte de la crise financière de 2008 : aux croisades des entrepreneurs de morale et aux théologies anti-drogues sont venus répondre les arguments basés sur des évidences scientifiques. En France, ce type de débat reste largement impossible pour des raisons politiques et idéologiques.

Ce débat n’a pourtant rien d’abstrait. Qu’un élu et un policier y contribuent le suggère. Issu des Verts, Stéphane Gatignon est Maire de Sevran. Depuis quelques années, cette commune pauvre de Seine-Saint-Denis, qui comprend en particulier un quartier d’habitat social présenté comme une plaque tournante des trafics de drogues en Ile-de-France, défraye la chronique des faits divers avec une rare violence. L’usage d’armes à feu y est devenu banal pour régler des « histoires de bizness », les blessées et les morts sont nombreux, les habitants doivent justifier de leur lieu de domicile avant de rentrer chez eux. Certes, Sevran n’est pas Marseille et n’est pas nécessairement représentatif des situations observées dans d’autres cités françaises. Néanmoins Stéphane Gatignon sait de quoi il parle et il serait malvenu de le taxer d’angélisme. L’Etat, à travers l’action du Préfet, est « en guerre » contre les trafiquants. Cette militarisation de la doctrine du maintien de l’ordre en dit long sur l’impuissance de la police dans ces « quartiers sensibles » que l’action des pouvoirs publics a contribué à créer depuis tant d’années. Elle ne saurait constituer la seule action possible.

Policier ayant travaillé dans le « 9.3 », Serge Supersac est passé des gardiens de la paix à la direction de CRS, avant de prendre de la distance avec l’institution. Dans cette rhétorique de la « guerre civile », on ne saurait mieux dire, pour lui, la dépendance de la police au politique. Celle-ci a perdu sa légitimité au sein d’une République elle-même à géométrie variable. Le lien avec la population s’est rompu : les policiers sont happés par une culture administrative devenue une « culture du résultat », ils ne connaissent pas le terrain ni la population, font peur et ont peur lorsqu’ils sont envoyés dans ces zones dites « criminogènes ». Face à la professionnalisation des trafiquants et à « l’armée de réserve » des petites mains des trafics, la police apparaît donc totalement démunie.

Quelques pistes pour l’avenir

Comment sortir de cette spirale où le libéralisme triomphant produit la violence des « sans voix » et où celle-ci trouve dans la violence d’Etat son double tout aussi inquiétant ? Tout en proposant un tableau très sombre de la réalité sociale dans les quartiers populaires, de la place de la police et de la justice, d’une société qui s’effrite et ne régule plus, Gatignon et Supersac esquissent des perspectives pour sortir de la violence et façonner une « nouvelle société ». Dans ce programme qui ne dit pas son nom, le politique prend le pas sur le policier. Il s’agit tout à la fois de refonder les institutions, de rebâtir l’urbanité, de lutter contre les inégalités en manière de sécurité, de rapprocher les citoyens de leurs représentants, etc. A cet égard, Stéphane Gatignon croit beaucoup dans le pouvoir de la Région comme outil politique pour lutter contre les baronnies et favoriser la répartition des richesses, s’interposer entre le vaste et le petit monde, là où l’Etat est dépassé ou en retrait. Sortir de la prohibition s’inscrit dans cette démarche globale. Faire de la commercialisation de substances comme le cannabis un nouveau secteur économique peut être créateur d’emplois, tant pour l’agriculture que pour la distribution. Ce n’est nullement une provocation. Mettre les dealers au chômage serait ramener la paix sociale dans nos villes et nos quartiers et réinstaurer de la régulation publique, exactement comme c’est le cas à propos de l’alcool et du tabac, ces drogues licites ! On n’en saura pas beaucoup plus, techniquement, ce que l’on peut regretter. Mais il s’agit d’ouvrir un débat que divers acteurs portent avec dynamisme. La prohibition n’est pas seulement couteuse et inefficace, elle est devenue une source majeure d’insécurité. Il s’agit donc d’envisager une nouvelle législation. L’enjeu est, plus largement encore, de construire un avenir.

Voir le dossier "Drogues : sortir de l’hypocrisie française" sur ce site.

Illustration : Mike Schmid - flickr - licence cc

Par Michel KOKOREFF - Drogues


Voir en ligne : Le texte sur le site d’origine.

Un message, un commentaire ?

Soutenir par un don